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L’Équipe Dièdre Neuf travaille dans une longue bande d’espace sombre entourant la colonne centrale des services de la monade entre le 700e et le 730e étage. Ce tube profond, mais relativement étroit (cinq mètres maximum de largeur) sert de conduit aux grains de poussière vers les filtres aspirants. C’est une sorte de vide intermédiaire entre les bandes périphériques résidentielles et commerciales, et l’épine dorsale secrète du bâtiment, la colonne centrale des services, là où sont les ordinateurs.

Les dix membres de l’équipe pénètrent rarement dans la colonne proprement dite. Ils se tiennent en général à l’extérieur, surveillant les panneaux portant les connections et les nœuds des systèmes électroniques de l’immeuble. Des lampes rouges et jaunes s’allument et s’éteignent, témoignant des défaillances des appareils invisibles. L’Équipe Dièdre Neuf constitue l’ultime sécurité, après les systèmes autocorrecteurs qui dirigent les opérations des ordinateurs. Elle intervient en cas de surcharges comme dernier élément de contrôle. Si ce n’est pas particulièrement difficile, son rôle n’en est pas moins vital pour le fonctionnement de tout le gigantesque bâtiment.

Chaque jour à 12 30, Micael Statler et ses neuf compagnons rampent à travers l’ouverture à Edimbourg, au 700e étage et pénètrent dans les ténèbres éternelles. Là, des sièges mobiles les emportent aux postes qui leur sont assignés – Micael s’occupe de la section comprise entre le 709e et le 712e étage – mais il arrive que les variations de charges pendant le cours de la journée les obligent à se déplacer fréquemment du haut en bas de la colonne.

Micael a vingt-trois ans. Il appartient à l’Équipe Neuf depuis onze ans. Depuis le temps, il a acquis des automatismes ; il est devenu une sorte d’excroissance de la machine. Au fil des heures, il survolte ou draine, shunte ou associe, mélange ou sépare – toujours prêt à intervenir au moindre besoin de l’ordinateur. Toutes ces opérations sont effectuées sans réflexion, froidement, efficacement, par pur réflexe. Professionnellement parlant, c’est presque souhaitable. Un analo-électronicien n’a pas à penser, il doit agir quand il le faut et comme il le faut.

Malgré tout, le fort pourcentage d’aptitude du cerveau humain au centimètre cube à traiter des informations lui assure encore une sorte de suprématie après cinq siècles de technologie des ordinateurs. Une Équipe Dièdre bien entraînée n’est ni plus ni moins que la somme de ces dix excellents petits ordinateurs organiques branchés sur l’élément principal. C’est pourquoi Micael obéit docilement aux réseaux lumineux changeants, effectuant les opérations nécessaires tandis que ses centres cérébraux restent libres pour d’autres exercices.

Grâce à quoi Micael rêve beaucoup pendant ses heures de travail.

Il rêve à tous ces endroits étranges à l’extérieur de Monade Urbaine 116 qu’il a vus sur l’écran. Avec son épouse Stacion, ils sont des téléphiles acharnés et il est rare qu’ils ratent un documentaire sur le monde prémonadial. Ces vestiges enfouis dans le sable, ces ruines les fascinent : Jérusalem, Istanbul, Rome, le Taj Mahal. Les restes de New York, Londres, dont seuls les sommets des immeubles émergent encore au-dessus des vagues. Tous ces endroits bizarres, romantiques, complètement étrangers au monde monadial. Le Vésuve. Les geysers de Yellowstone. Les plaines d’Afrique. Les îles du Pacifique Sud. Le Sahara. Le Pôle Nord. Vienne. Copenhague. Moscou. Angkor Vat. La Grande Pyramide et le Sphinx. Le Grand Canyon. Chichen Itza. La jungle d’Amazonie. La Grande Muraille de Chine. Tout cela existe-t-il encore ?

Micael n’en sait rien. Certains reportages ont été filmés un siècle plus tôt, parfois même plus. Micael n’ignore pas que l’extension de la civilisation actuelle a nécessité la démolition d’une grande partie de ce qui existait auparavant. L’effacement de l’ancienne culture. Tout ayant été, bien sûr, soigneusement enregistré en trois dimensions avant d’être détruit. Mais disparu, malgré tout. Une petite explosion de fumée blanchâtre ; l’odeur sèche, un peu piquante, de la pierre pulvérisée. Fini. Disparu. Peut-être reste-t-il encore les monuments les plus célèbres. Broyer les pyramides pour construire des monades à leur place ? Mais par contre il a fallu nettoyer les anciennes cités, trop étendues. Micael a entendu son beau-frère Jason Quevedo, l’historien, raconter que, dans le temps, la constellation des Chipitts était une immense bande continue d’implantations urbaines bordée de part et d’autre par deux cités, Chicago et Pittsburgh. Que reste-t-il maintenant de Chicago et de Pittsburgh ? Rien. Le long de cette bande s’étirent maintenant les cinquante et une tours de la constellation des Chipitts. Tout est net et parfaitement organisé. Nous avons dévoré notre passé pour excréter notre nouveau monde. Pauvre Jason ; il doit regretter les temps anciens. Moi aussi. Moi aussi.

Micael rêve d’aventures hors de Monade Urbaine 116.

Pourquoi ne pas sortir d’ici ? Doit-il passer tout le reste de sa vie suspendu sur son siège mobile, à connecter et reconnecter sans cesse ? Ah, sortir ! Respirer cette atmosphère nouvelle, non filtrée, chargée de senteurs végétales. Voir une rivière. Planer n’importe comment au-dessus de cette planète hérissée, pour y découvrir des endroits sauvages. Grimper sur la Grande Pyramide ! Nager dans un océan – dans n’importe quel océan ! De l’eau salée. Comme ce doit être étrange. Se trouver à l’air libre, la peau exposée à l’éclat chaud et brûlant du soleil, ou contempler le firmament sous la pâle lueur frissonnante du clair de lune. Le miroitement orangé de Mars. Au petit matin, sourire à Vénus.

— Tu sais, dit-il à son épouse, je crois que c’est possible. (Stacion l’écoute placidement. Elle est grosse de leur cinquième enfant, une fille, qui doit naître dans quelques mois.) Je peux m’arranger pour programmer une autorisation de sortir à mon nom. Je descends en vitesse et je sors avant que quiconque ne s’aperçoive de rien. Puis je courrai dans l’herbe. Je me dirigerai vers l’est. En suivant la côte, je remonterai jusqu’à New York. Ils ne l’ont pas complètement démoli. C’est Jason qui le dit. Ils ont simplement nettoyé autour. On l’a conservé comme une sorte de symbole funeste.

— Comment te nourriras-tu ? demande Stacion, pratique.

— Je vivrai de ce que me donnera la nature. De racines et de plantes sauvages, comme les Indiens. Je chasserai ! Les troupeaux de bisons – ces gros animaux bruns et placides. J’en choisirai un, je m’approcherai derrière lui, je bondirai sur son dos, juste sur la bosse graisseuse, et j’enfoncerai mes mains dans le poitrail, yank ! Il ne comprendra pas – plus personne ne chasse maintenant. Il tombera mort et j’aurai de la viande pour des semaines. Je pourrai même la manger crue.

— Il n’y a plus de bisons, Micael. Il ne reste plus aucun animal sauvage nulle part. Tu le sais bien.

— Je plaisantais. Tu crois que je serais vraiment capable de tuer ? Tuer ? Dieu soit loué, je suis peut-être bizarre, mais je ne suis pas fou ! Non, écoute, je m’approvisionnerai dans les communes agricoles. Je me glisserai la nuit et je prendrai des légumes, des steaks de protéines, tout ce que je trouverai. Les communes ne sont pas gardées. On n’imagine pas qu’un urbain puisse venir rôder ainsi. Comme cela je pourrai manger. Et j’irai à New York, Stacion ! Je verrai New York ! Peut-être même que j’y trouverai une société d’hommes sauvages – avec des bateaux ou des avions ; quelque chose qui puisse m’emmener de l’autre côté de l’océan. À Jérusalem ! À Londres ! En Afrique !

Stacion rit.

— Que je t’aime quand tu commences à faire ton anomo comme cela. (Elle l’attire contre elle. Elle pose la tête échauffée de Micael contre la courbe douce de son ventre.) Entends-tu l’enfant ? demande-t-elle. Chante-t-elle dans mon ventre ? Dieu soit loué, Micael, que je t’aime.

Elle ne le prend pas au sérieux. Personne ne le prend au sérieux, mais il partira. Tout en se déplaçant à l’intérieur du dièdre, à raccorder et à brancher des connections, il se voit voyageant de par le monde. Un projet lui tient particulièrement à cœur : visiter toutes les vraies villes qui ont servi à nommer les cités de Monade 116. Du moins celles qui existent encore. Varsovie, Reykjavik, Louisville, Colombo, Boston, Rome, Tokyo, Tolède, Paris, Shangai, Edimbourg, Nairobi, Londres, Madrid, San Francisco, Birmingham, Leningrad, Vienne, Seattle, Bombay, Prague, Chicago et Pittsburgh. Si elles ne sont pas totalement disparues. Et les autres. En ai-je oublié ? Il énumère à nouveau. Varsovie, Reykjavik, Vienne, Colombo. Il se perd. Ce n’est pas important. L’important est de partir, même si je ne peux pas faire le monde entier. Peut-être est-ce plus grand que je ne l’imagine. Mais au moins je verrai quelque chose. Je sentirai la pluie sur mon visage. J’entendrai le bruit du ressac. Mes pieds fouleront des plages de sable froid et mouillé. Et le soleil ! Le soleil, le soleil ! Le soleil sur ma peau !

Il est évident que certains savants doivent encore voyager pour visiter l’ancien monde, mais Micael n’en connaît aucun. Jason lui-même, pourtant spécialisé dans le XXe siècle, n’est certainement jamais sorti du bâtiment. Il aurait au moins pu aller voir New York ; ou alors n’en a-t-il pas eu le droit ? Cela lui donnerait un aperçu plus réel, plus humain, de ce qu’il étudie. C’est tout Jason ; il ne sortirait pas même s’il y était autorisé. Pourtant il devrait. J’irais, moi, si j’étais à sa place. Avons-nous été créés pour vivre toute notre existence dans un immense bloc de béton ? Micael a eu l’occasion de visionner quelques cubes de Jason sur l’ancienne époque, les rues à ciel ouvert, les voitures qui roulent, des petits bâtiments habités par une seule famille, ne comprenant pas plus de trois ou quatre personnes. Incroyablement étrange. Irrésistiblement fascinant. Bien sûr, cela avait fait faillite ; la civilisation entière longtemps ébranlée avait fini par craquer définitivement. Il fallait que les choses soient enfin organisées. Mais Micael comprend le charme de cette façon de vivre. Il ressent la force centrifuge qui appelle à la liberté. Il voudrait bien y goûter un peu. On ne peut pas vivre comme ils vivaient, mais on ne peut pas non plus vivre comme nous vivons. Pas tout le temps. Sortir. Faire l’expérience d’un monde horizontal, au lieu de tout considérer en fonction du haut et du bas. Nos mille étages, nos centres d’Accomplissement Somatique, nos centres sonores, nos sanctificateurs, nos éthiciens, nos ingénieurs moraux, nos conseillers, notre tout. Il doit exister mieux. Rien qu’une petite visite au monde du dehors – la sensation suprême de ma vie. Oui. Oui. Suspendu dans le dièdre obéissant sereinement aux impulsions imprimées à ses réflexes, il se fait la promesse de ne pas mourir sans avoir accompli son rêve. Il sortira. Un jour.

 

Son beau-frère, Jason, a alimenté sans le savoir le feu qui couve au plus profond de lui. Cette théorie qu’il avait exprimée d’une race spéciale urbmonadiale, un soir que Micael et Stacion étaient chez les Quevedo. Qu’avait dit Jason exactement ? Je travaille sur une idée selon laquelle la vie en milieu monadial engendrerait une nouvelle espèce d’êtres humains. Un type humain naturellement adapté à un espace vital relativement étroit et à un faible quotient d’intimité. Au début, Micael n’avait pas été convaincu. Le fait que des individus s’entassent d’eux-mêmes dans d’immenses tours ne lui semblait pas ressortir de la génétique, mais plutôt d’un conditionnement psychologique. Ou même d’une acceptation volontaire d’une situation générale. Mais plus Jason avait développé ses idées, plus elles étaient apparues justes et sensées. Quand il avait expliqué pourquoi personne ne sortait des monades urbaines, bien qu’il n’existât aucune véritable interdiction. Parce que nous reconnaissons que ce serait une fantaisie sans espoir. Nous restons ici, que cela nous plaise ou non. Et ceux à qui ça ne plaît pas, ceux qui éventuellement ne le supportent plus… eh bien, vous savez ce qui leur arrive. Micael le sait. La chute pour les anomos. Ceux qui restent s’adaptent aux circonstances. C’est ce que je nommerais l’adaptation sélective, impitoyablement dirigée depuis deux siècles. Et nous sommes tous devenus parfaitement adaptés à notre mode de vie.

Et Micael avait répondu. Oui. Tous parfaitement adaptés. Mais il savait bien que ce n’était pas vrai de tous.

Avec quelques exceptions, avait ajouté Jason, d’une voix douce.

Micael pense à tout cela, dérivant dans son lieu de travail. L’adaptation sélective avec comme conséquence cette acceptation universelle de la vie urbmonadiale. Presque universelle. Mille étages… 885 000 personnes vivant sous le même toit… toujours plus d’enfants… serrez-vous les uns contre les autres… et personne ne refuse. Tout le monde accepte. Quelques exceptions toutefois. Ceux – les rares – qui regardent le monde nu à travers les fenêtres, et enragent et souffrent dans leur enclos. Ce désir de fuite ! Le gène de l’acceptation nous manque-t-il ?

Si Jason a raison, si les populations monadiales sont parfaitement adaptées à jouir de la vie qui leur est faite, alors il doit exister un caractère récessif chez certains d’entre nous. Ce sont les lois de la génétique. On ne peut extirper un gène. Il peut rester en veilleuse pendant huit générations et resurgir à nouveau pour venir hanter un lointain rejeton. Moi, par exemple. Moi. Je porte en moi cette saleté. Et c’est pourquoi je souffre.

Micael décide de parler de cela avec sa soeur. Il y va un matin, à 11 00, étant sûr de la trouver chez elle à cette heure-là. Micaela s’occupe des enfants quand il arrive. Elle n’est pas du tout préparée ; ses cheveux lui tombent sur le nez, ses joues sont barbouillées et pourtant elle est délicieuse et adorable. Pour tout vêtement, elle porte une serviette sale jetée sur les épaules. À son entrée, elle se retourne et lance un regard soupçonneux qui se transforme en sourire quand elle le voit.

— Oh, c’est toi, dit-elle.

Qu’elle est belle. Si fine, si élancée. Sa poitrine se remarque à peine. Micael pense aux seins de Stacion gonflés de lait qui balancent et tressautent comme deux grosses outres pleines. Il préfère les femmes minces.

— Je passais simplement te voir, dit-il. Cela t’ennuie si je reste un peu ?

— Dieu soit loué, pas du tout. Ne me regarde pas, les petits me rendent folle.

— Puis-je t’aider ?

Elle lui fait signe que non.

Il s’assied, jambes croisées, la contemplant tandis qu’elle s’active dans la pièce. Elle en emmène un sous la douche, en couche un autre. Les autres sont à l’école, dieu merci. Devant ses cuisses longues et fines, ses petites fesses dures et lisses, il est à moitié tenté de la prendre là, tout de suite. Mais elle est trop absorbée par ses occupations matinales. D’ailleurs il y a des années et des années qu’il ne l’a pas touchée. Pas depuis qu’ils étaient enfants. À l’époque, oui, bien sûr ; d’ailleurs tout le monde avait défoncé sa sœur. C’était presque naturel qu’ils s’unissent, eux qui étaient jumeaux. Une parenté très particulière – comme un autre lui-même, mais avec un sexe féminin. Aux aguets l’un de l’autre. À l’âge de neuf ans peut-être, elle l’avait touché.

— Comment c’est d’avoir ça entre les jambes ? Ça pend et ça balance. Ça ne te gêne pas quand tu marches ?

Lui essayait d’expliquer. Plus tard, quand la poitrine de Micaela avait pris forme, c’est qui lui avait posé le même genre de questions. Elle avait été en avance sur lui. Son système pileux était apparu bien avant le sien. Et elle avait commencé à saigner très tôt. Pendant un moment, cette différence (elle adulte, lui encore enfant) avait créé une séparation entre eux, bien que partageant souvent la même couche.

— Si je te pose une question, demande Micael, en souriant, me promets-tu de ne jamais le répéter à personne ? Même pas à Jason ?

— Ai-je l’habitude de parler à tort et à travers ?

— Non. Je sais. Je voulais simplement en être sûr.

Elle en a terminé avec les enfants. Epuisée, elle s’assied face à lui, la serviette négligemment nouée autour de la taille, dévoilant les cuisses. Mais le geste est chaste, sans équivoque. Micael se demande ce qu’elle penserait s’il lui proposait de coucher avec lui. Oh, bien sûr, elle accepterait, elle le doit, mais le désirerait-elle vraiment ? Serait-elle gênée de s’ouvrir à son frère ? Elle ne l’était pas dans le temps. Mais il y avait longtemps de cela.

— Micaela, as-tu déjà pensé à quitter la monade ? demande-t-il.

— Pour aller dans une autre ?

— Non, pour sortir. Pour aller voir le Grand Canyon, les Pyramides. Simplement pour sortir. Tu n’en as jamais assez d’être enfermée dans ce bâtiment ?

Ses yeux sombres pétillent.

— Dieu soit loué, oui ! Si tu savais ! Je n’ai jamais beaucoup pensé aux Pyramides, mais certains jours, je sens les murs qui m’étouffent comme des milliers de mains.

— Toi aussi, alors !

— De quoi parles-tu, Micael ?

— De la théorie de Jason selon laquelle nous avons été entraînés, génération après génération, à tolérer cette existence urbmonadiale. Moi, je pense que chez quelques-uns les mauvais gènes sont réapparus. Ceux-là sont différents.

— Des primitifs ?

— Oui, des primitifs ! Des êtres qui ne sont pas à leur place dans leur temps. Ceux-là n’auraient pas dû naître de nos jours, mais à une époque où les gens étaient libres d’aller où ils voulaient. Je suis un des leurs, Micaela. Je veux sortir du bâtiment. Rien que pour me promener un petit peu à l’extérieur.

— Tu n’es pas sérieux ?

— Si, je crois l’être. Je ne sais pas si je le ferai, mais j’en ai envie. Cela me range dans la catégorie des primitifs. Je n’appartiens pas à cette race paisible dont parle Jason. Comme Stacion, par exemple. Elle est bien ici. Pour elle, c’est un monde idéal. Pas pour moi. Et si c’est une différence génétique, alors nous ne convenons ni toi ni moi à cette civilisation. Parce que tu possèdes les mêmes gènes que moi, et moi les mêmes que toi. C’est pourquoi je voulais t’en parler. Pour mieux me comprendre moi-même. Savoir à quel point tu étais adaptée.

— Je ne le suis pas.

— Je le savais !

— Mais moi je ne veux pas quitter la tour, ajoute Micaela. Mon refus est autre. Ce sont plutôt des attitudes émotionnelles. La jalousie, l’ambition. Il y a tant de pensées impies dans ma tête, Micael. Jason aussi. Nous avons eu une dispute à ce propos la semaine dernière. (Elle rit doucement.) En fin de compte, nous avons décidé que nous étions deux primitifs, tous les deux. Semblables aux sauvages des anciens temps. Je n’ai pas envie d’entrer dans les détails, mais oui, oui, je pense que fondamentalement tu as raison : à l’intérieur de nous, ni toi ni moi ne sommes de véritables monadiaux. C’est un masque. Nous faisons seulement semblant.

— C’est cela ! Semblant ! (Micael frappe dans ses mains.) Très bien. C’est ce que je voulais savoir.

— Tu vas sortir ?

— Si je sors, ce ne sera pour pas longtemps. Rien que pour voir à quoi ça ressemble dehors. Mais oublie que je te l’ai dit. (Il lit de la détresse dans le regard de sa sœur. Il s’approche et l’attire dans ses bras.) Ne m’en empêche pas, Micaela. Si je le fais, ce sera parce que je le dois. Tu me connais, donc tu le comprends. Reste calme jusqu’à ce que je revienne. Si jamais je pars.

Maintenant tous ses doutes ont disparu. Quelques questions subsistent néanmoins concernant certains problèmes annexes. Comment faire ses adieux, par exemple. Doit-il partir sans dire un mot à Stacion ? Ce serait préférable ; Stacion ne comprendrait pas et elle pourrait compliquer les choses. Et Micaela ? Il est tenté d’aller lui rendre visite avant son départ. Un adieu spécial pour elle ; pour l’être le plus proche de lui – après tout peut-être ne reviendra-t-il jamais de sa petite excursion. Il pense combien il aimerait la défoncer – il la soupçonne de le désirer elle aussi. Des adieux amoureux alors. Peut-il prendre un tel risque ? Il ne doit pas trop faire confiance à leur parenté ; si elle découvrait qu’il a décidé de quitter la monade, elle pourrait le faire arrêter et l’envoyer chez les ingénieurs moraux. Pour son propre bien. Il est évident que Micaela considère son projet comme une lubie d’anomo. Après avoir pesé le pour et le contre, il décide de ne rien lui dire. Il la prendra en imagination. Leurs lèvres s’unissent, les langues s’activent, ses mains étreignent le corps souple et ferme. Il plonge en elle. Leurs corps se meuvent en une coordination parfaite. Nous sommes les deux moitiés disjointes d’une même entité, et maintenant nous sommes à nouveau réunis. Pendant un bref instant, l’image se fait tellement précise qu’il manque d’abandonner sa résolution. Qu’il manque, seulement.

Finalement il partira sans rien dire à personne.

Il sait comment utiliser l’immense machine pour ses propres besoins, ce qui réduit considérablement les difficultés. Ce jour-là il est seulement un peu plus éveillé que d’habitude, rêvant un peu moins. Il connecte les nœuds, répondant immédiatement aux impulsions fugitives vibrant dans les immenses ganglions du bâtiment géant : réquisition de nourriture, statistiques de natalité et de létalité, rapports atmosphériques, augmentation du seuil d’amplification d’un centre sonore, réapprovisionnement en drogues des distributeurs automatiques, schémas de récupération de l’urine, relais de communications, et cætera, et cætera, et cætera. Tout en effectuant son travail, il ouvre un nœud d’un doigt négligent, se ménageant ainsi une entrée dans le réservoir d’informations. Il se trouve à présent en contact direct avec le cerveau central, avec toute la mémoire du bâtiment. Un jaillissement cuivré de lumière dorée lui signale que l’ordinateur se tient prêt à être reprogrammé. Très bien. Il programme une autorisation de sortie au nom de Micael Statler, appartement 704 11, délivrable à tout terminal et valide à partir du moment de l’utilisation. Il se rend tout de suite compte que cette formulation autorise toutes les lâchetés ; il recompose la programmation immédiatement : valide douze heures seulement après délivrance. Avec en plus la possibilité de rentrée quand il en fera la demande. Le relais lui transmet un signal d’acceptation. Bon. À présent il enregistre deux messages, pré-programmés pour être distribués quinze heures après la délivrance du laissez-passer. L’un est adressé à Mme Micaela Quevedo, appartement 761 24. Chère sœur, j’ai osé, souhaite-moi bonne chance – je te rapporterai un peu de sable du bord de la mer. L’autre message est pour Mme Stacion Statler, appartement 704 11, expliquant brièvement où il est parti et pourquoi. Il ajoute qu’il sera bientôt de retour, qu’elle ne s’inquiète pas, que c’est quelque chose qu’il devait faire. Voici qui est réglé en matière d’adieux.

Il termine sa journée de travail. Il est 17 30. Ce serait stupide de sortir du bâtiment alors que la nuit va tomber. Il revient chez lui. Il dîne avec Stacion, joue avec les enfants, regarde l’écran avec son épouse ; puis ils font l’amour… peut-être pour la dernière fois.

— Tu es tout replié sur toi-même ce soir, Micael, lui dit-elle.

— Fatigué, explique-t-il. Il y a eu beaucoup de travail aujourd’hui.

Il la serre doucement dans ses bras, tandis qu’elle sommeille. Elle est douce, chaude et grosse. Elle grossit un peu plus chaque seconde. Dans son ventre, les cellules se divisent et se multiplient sans arrêt – la mitose magique – dieu soit loué ! Soudain l’idée de la quitter le terrifie. Mais sur l’écran apparaissent des images de paysages lointains. L’île de Capri sous le soleil couchant – la mer et le ciel gris, l’horizon et le zénith confondus, des chemins qui serpentent le long d’escarpements rocheux au milieu d’une végétation luxuriante. La villa de l’Empereur Tibère. Des bergers et des paysans vivant comme leurs ancêtres vivaient il y a dix mille ans, insoucieux des changements du monde. Ici pas de monades urbaines. Ici les amants peuvent s’aimer dans l’herbe s’ils le veulent. Retrousse-lui sa jupe. Son rire qui cascade ! les épines des églantiers griffent la peau rose de ses fesses, mais elle ne s’en occupe pas – elle remue sous toi. Ardente et chaude petite paysanne, symbole d’un primitivisme oublié. On se salit ensemble ; la terre s’immisce entre tes doigts de pied et l’herbe verdit tes genoux. Regarde là, ces hommes en haillons crasseux qui se passent une fiasque de vin doré. Ils travaillent la vigne. Comme leurs peaux sont brunes ! Comme du cuir, et c’est à cela que ressemblait vraiment le cuir – comment en être sûr ? Brunes, en tout cas. Tannées par le véritable soleil. Loin en-dessous, les vagues vont et viennent doucement. La mer au fil des siècles a sculpté fantastiquement les grottes et les rochers. Le soleil s’est caché derrière les nuages, et le ciel et la plage se sont assombris. Une petite pluie fine tombe doucement. La nuit. Les oiseaux chantent pour saluer la venue du soir. Les chèvres remuent dans leur enclos. Il se voit grimpant les sentiers escarpés, évitant les étrons fumants, s’arrêtant un instant pour toucher l’écorce rugueuse d’un arbre, ou pour goûter la chair gonflée d’une airelle. Il peut presque sentir l’eau salée qui éclabousse d’en bas. Il se voit courant à l’aube sur la plage avec Micaela. Ils sont nus tous les deux, la brume se lève, les premiers rayons rougeoyants embrasent leurs peaux encore pâles. La surface de l’eau miroite, éblouissante. Ils plongent, nagent, se laissent flotter – l’eau salée les porte souplement. Ils replongent et dansent sous l’eau, les yeux ouverts, se contemplant l’un l’autre. Les longs cheveux de Micaela s’enroulent autour de son visage. Une ligne de bulles s’étire derrière elle. Il la rattrape et ils s’étreignent. Le rivage est loin. Des dauphins les regardent aimablement. De cet inceste commis dans la fameuse Méditerranée naîtra un enfant. N’est-ce pas ici qu’Apollon aima sa sœur ? Ou était-ce un autre dieu ? Ici, la mythologie est partout. Ils se traînent et viennent rouler sur la plage. Le sable se colle à leurs corps mouillés. Leurs peaux frissonnent sous la morsure de l’air frais du petit matin. Un bout d’algue est resté accroché aux cheveux de Micaela. Un enfant accompagné d’un chevreau vient vers eux. Vino ? Vino ? Il leur tend une outre. Il sourit. Micaela caresse le petit animal. L’enfant admire son corps nu et fuselé. Si, répond Micael, vino, mais il n’a bien sûr pas d’argent – il essaye d’expliquer, mais l’enfant s’en moque. Il donne l’outre. Ils boivent largement. Le vin est frais ; il pétille, comme bouillonnant de vie. L’enfant regarde. Micaela. Un bacio ? Pourquoi pas ? dites-vous. Bien sûr. Si, si, un bacio, répondez-vous, et l’enfant s’approche de Micaela. Il pose timidement ses lèvres sur les siennes, tend les mains comme s’il voulait toucher la poitrine féminine, mais il n’ose pas. Il donne un baiser, puis se retourne en souriant, s’approche de vous, vous embrasse aussi rapidement, et s’enfuit en courant de toutes ses forces le long de la plage, suivi du petit animal. Il a laissé la fiasque. Vous la passez à Micaela. Du vin coule sur son menton – des petites perles qui brillent au soleil. Quand il ne reste plus de vin, vous lancez l’outre dans la mer. Un cadeau pour les sirènes. Vous prenez la main de Micaela. Le chemin grimpe entre les ronciers. Les pierres roulent sous vos pieds nus. La température change, et avec elle les odeurs, les bruits, le grain de la peau. Des oiseaux. Des rires. L’île enchanteresse de Capri. Devant vous apparaît l’enfant avec son chevreau. Il vous fait signe de l’autre côté d’un ravin. Hâtez-vous… Dépêchez-vous… Venez voir… ! L’écran s’assombrit. Vous vous retrouvez étendu sur la plate-forme de repos à côté de votre épouse enceinte endormie. Au 704e étage de Monade Urbaine 116.

Il faut qu’il parte. Il le faut.

Il se lève. Stacion remue.

— Chut, dit-il pour l’apaiser. Dors.

— Tu vas en promenade nocturne ?

— Je crois, oui. (Il se déshabille et se glisse sous la douche moléculaire. Puis il passe une tunique propre, des sandales, ses vêtements les plus solides. Que prendre d’autre ? Il n’a rien. Il partira comme il est.)

Un baiser à Stacion. Un bacio. Ancora un bacio. Le dernier, peut-être. Il laisse un instant sa main posée sur le ventre rond. Elle recevra son message demain matin. Au revoir, au revoir. Il embrasse ses enfants et sort. Dans le couloir il lève la tête comme si son regard pouvait traverser les cinquante étages qui le séparent de sa sœur. Au revoir, Micaela. Je t’aime. Il est 02 30. Le jour est encore loin. Il progressera lentement. Il s’arrête, étudie les cloisons autour de lui. C’est un plastique sombre d’apparence métallique, semblable à du bronze poli. C’est un bâtiment solide, bien dessiné. Des rivières de câbles se glissent secrètement dans la colonne centrale des services. Et ce cerveau gigantesque créé par des hommes, terré au milieu de l’ensemble. Si facilement berné. Micael trouve un terminal dans le hall. Il se fait identifier. Micael Statler, 704 11. Un laissez-passer, s’il vous plaît. Bien sûr, monsieur. Voici. Par l’orifice sort un bracelet bleu scintillant qu’il glisse à son poignet. Il prend le descenseur. Il se fait déposer au 580e, sans raison particulière. Boston. Il a du temps à perdre. Comme un visiteur de Vénus, il se promène dans le hall, croisant de temps en temps un promeneur nocturne ensommeillé sur le chemin du retour. Comme il en a le privilège, il ouvre quelques portes, regardant les gens à l’intérieur. Quelques-uns sont endormis, d’autres non. Une fille l’invite à partager sa plate-forme.

— Je passais simplement, répond-il en secouant la tête.

Il retourne au descenseur. 375e étage. San Francisco. C’est ici que vivent les artistes. Il entend de la musique. Micael a toujours envié les habitants de cette cité. Eux ont un but dans la vie : leur art. Il ouvre d’autres portes.

— Venez, a-t-il envie de dire, j’ai un laissez-passer. Je sors ! Venez avec moi, tous !

Sculpteurs, poètes, musiciens, écrivains. Il se voit tel le joueur de flûte de la légende. Mais son autorisation ne sera certainement valable que pour une seule personne, et il se tait. Il continue sa descente. Birmingham. Pittsburgh, là où Jason œuvre à recréer le passé, que nul pourtant ne peut faire revivre. Tokyo. Prague. Varsovie. Reykjavik. L’immense édifice est tout entier au-dessus de lui. Mille étages. 885 000 personnes. Pendant le court instant d’arrêt qu’il marque, douze enfants viennent de naître. Douze autres sont conçus. Peut-être quelqu’un meurt-il. Et un va s’échapper. Doit-il dire adieu à l’ordinateur ? À ses tubes, ses connections, ses entrailles pleines de fils et de liquides, d’yeux disséminés un peu partout dans l’immeuble ? Des yeux qui l’épient, lui, Micael Statler – mais il n’a rien à craindre, il a l’autorisation. L’étage zéro. Enfin.

C’est tellement facile. Mais où est la sortie ? Ceci ? Cette petite porte ? Il s’était attendu à un immense hall, pavé d’onyx, avec des piliers d’albâtre, brillamment éclairé, du cuivre poli partout et une large porte de verre pivotante. Bien sûr, personne d’important n’utilise jamais cette entrée. Les hauts dignitaires voyagent en rapides, débarquant et décollant de l’aire d’atterrissage au millième étage. Quant aux produits fermiers importés des communes agricoles, ils entrent par des issues profondément enterrées. Il se peut que cette porte ne se soit plus ouverte depuis des années. Comment doit-il faire ? Il avance, le bras tendu, exposant le bracelet aux détecteurs qui devraient se trouver là. Oui. Une lumière rouge s’allume au-dessus de la porte… qui s’ouvre. Qui s’ouvre ! Il avance. Il se trouve à présent dans un long tunnel, froid, pauvrement éclairé. La porte du sas se referme derrière lui. Afin de prévenir toute contamination par l’air extérieur, suppose-t-il. Il attend. Une seconde porte s’ouvre devant lui, grinçant légèrement. Il ne voit rien au delà. Tout est noir. Après la porte, il devine quelques marches, sept ou huit. Il les descend. Le court escalier s’arrête brusquement. Soudain, sous son pied, le sol lui apparaît étrangement spongieux, étrangement mou. C’est de la terre. De la terre véritable. Il est dehors.

Il est dehors.

 

Il se sent quelque peu comme le premier homme débarqué sur la Lune. Il fait un pas en chancelant, ne sachant quoi faire ni ce qui va suivre. Tant de sensations nouvelles qu’il doit absorber d’un coup. La porte se referme derrière lui. Cette fois, il est seul. Mais il n’a pas peur. Je dois me concentrer sur une seule chose à la fois. L’air, d’abord. Il inspire largement. Il le sent dans sa gorge. Il a un goût différent, plus doux, plus vivant, plus naturel – un air qui semble se dilater en lui, pénétrant dans les moindres recoins de ses poumons. Une minute plus tard, l’étonnement de la nouveauté a disparu. C’est un air banal, neutre, familier. Un air qu’il aurait respiré toute sa vie. Son organisme va-t-il être envahi par des bactéries mortelles ? Lui qui vient d’une atmosphère totalement aseptisée. Peut-être, d’ici une heure sera-t-il en train d’étouffer, exsangue, se roulant sur le sol en une dernière agonie ? Ou bien un étrange pollen transporté par la brise s’installe-t-il dans ses narines, le suffoquant bientôt ? Ne pense plus à l’air.

Il lève la tête.

L’aube ne sera pas là avant une heure. Le croissant de la lune est haut dans le ciel bleu nuit, constellé d’étoiles. Il a déjà vu le firmament à travers les fenêtres de l’immeuble, mais jamais ainsi. La tête rejetée en arrière, les jambes écartées, les bras largement ouverts, il voudrait étreindre cette immensité. Un milliard de minuscules aiguilles glacées transpercent son corps. Il a la tentation de se mettre nu et de s’étendre ainsi jusqu’à ce que les étoiles et la lune le brûlent. Il sourit et s’écarte de dix pas du bâtiment. Il jette un coup d’ceil derrière lui. Un colossal pilier de trois kilomètres de haut. Une masse vacillante trouant l’air. Il est terrifié. Il commence à compter les étages, mais la tête lui tourne bientôt – il s’arrête bien avant le 50e. De là où il se trouve, la plus grande partie de la tour lui est cachée par la perspective verticale, mais cela lui suffit. La masse énorme l’effraye. Il s’en éloigne à travers les larges pelouses. Loin devant lui se dresse la silhouette entière d’une monade voisine. À cette distance, il a une image plus exacte de la taille du bâtiment. C’est tellement haut, tellement haut ! Comme si le faîte touchait aux étoiles. Toutes ces fenêtres. Et derrière, 850 000 personnes, ou plus, qu’il n’a jamais rencontrées. Des enfants, des promeneurs nocturnes, des analo-électroniciens, des épouses, des mères de famille, tout un monde. Un monde mort. Mort. Il regarde à sa gauche. Une autre monade, à moitié noyée dans le brouillard du petit matin. À sa droite, une autre. Il baisse les yeux. Les jardins. Des allées bien dessinées. De l’herbe. Il s’agenouille, arrache un brin, le broie dans ses mains – un remords l’envahit instantanément. Assassin. Il mâchonne le brin d’herbe ; pas beaucoup de goût. Il avait pensé que ce pourrait être bon. De la terre. Il plonge ses mains dedans. Du noir se glisse sous ses ongles. Il ratisse avec les doigts. Une corolle de pétales jaunes ; il la respire. Il regarde un arbre. Sa main se pose sur l’écorce.

Un robot jardinier s’active sur l’esplanade, taillant ici, émondant là. La machine tournoie sur son lourd socle noir et le fixe interrogativement. Micael lève le bras et montre son laissez-passer. Aussitôt, le robot se désintéresse de lui.

Maintenant, il est loin de Monade 116. Il se retourne. Il peut la voir à présent dans toute sa hauteur. Mais comment la reconnaître de 117 ou 115 ? Micael hausse les épaules. Il tourne le dos et s’engage sur un chemin qui s’écarte de l’alignement des tours. Un bassin. Il se couche à côté et plonge les bras dans l’eau. Il avance le visage et boit. Il éclabousse gaiement autour de lui. Déjà les premiers rayons de l’aube ont commencé à strier le ciel. Les étoiles ont disparu et la lune n’est plus qu’une tache à peine discernable. En hâte, il se déshabille. Puis il entre dans le bassin… lentement… soufflant quand l’eau atteint ses reins. Il nage précautionneusement, plongeant ses pieds de temps en temps pour sentir le fond boueux et froid. Là, il n’a plus pied. Les oiseaux chantent. C’est le premier matin du monde. Des lueurs pâles blanchissent le ciel silencieux. Un peu plus tard, il sort de l’eau. Il reste ainsi, nu et dégoulinant, frissonnant un peu, au bord du bassin à écouter le ramage des oiseaux. À l’est le disque rouge du soleil s’élève majestueusement. Il prend lentement conscience qu’il est en train de pleurer. Toute cette beauté. La solitude. Il est seul, et c’est la première aube. C’est bien que je sois nu ; je suis Adam. Il touche son sexe. Au loin trois monades urbaines scintillent d’un éclat nacré ; il se demande laquelle est 116. Là où se trouvent Stacion et Micaela. Si seulement elle était là avec moi en ce moment. Nus tous les deux au bord de ce bassin. Je me tournerais vers elle et m’enfoncerais dans son ventre. Et dans l’arbre, le serpent nous regarderait. Il rit. Dieu soit loué ! Il est seul et cela ne l’effraye pas le moins du monde – personne autour de lui. Il aime cette solitude. Micaela et Stacion lui manquent cependant, l’une et l’autre, toutes les deux. Il tremble. Sa verge est gonflée de désir. Il se laisse tomber sur le sol humide et noir. Il pleure encore un peu – quelques larmes chaudes qui coulent sur son visage. Le ciel devient bleu. Sa main cherche le sexe. Il mord ses lèvres. La vision de la plage de Capri défile à nouveau dans son esprit, le vin, l’enfant, le chevreau, les baisers, Micael, elle et lui nus sous la clarté matinale, et il gémit quand éclate l’orgasme. Il fertilise la terre de sa semence. Deux cents millions d’enfants à naître dans cette petite flaque gluante. Il se replonge dans l’eau puis il reprend sa route, portant ses vêtements sur le bras. À peu près une heure plus tard, il se rhabille, craignant la morsure du soleil déjà haut sur sa peau fragile de citadin.

 

À midi, il a laissé depuis longtemps derrière lui les esplanades, les bassins et tous les jardins soigneusement entretenus. Il a pénétré dans les territoires agricoles périphériques. Ici, le paysage est illimité et plat. D’est en ouest, s’étire le long alignement des monades urbaines. Vues d’ici, elles apparaissent comme de petites lances brillantes se détachant sur l’horizon. Aucun arbre. Aucune végétation sauvage. En fait, rien qui rappelle le chaotique et merveilleux foisonnement de verdure de Capri. Seulement de longues planches de plantes basses, séparées par des bandes de terre sombre et nue, et parfois une immense superficie entièrement vide, comme laissée au repos. Micael inspecte les planches – ce doit être des légumes. Des milliers de rangées de choses plus ou moins rondes, vrillées et enroulées sur elles-mêmes ; ensuite des milliers dressées et herbues, porteuses d’épis dansants ; puis des milliers d’une autre sorte, et ainsi de suite. Il continue à marcher et les espèces sont toujours différentes et nouvelles. Cela, est-ce du blé ? Des fèves ? Des courges ? Des carottes ? Du maïs ? Comment se retrouver au milieu de ce monde étonnant ? Les leçons de botanique de son enfance sont lointaines et depuis longtemps oubliées ; il en est réduit à deviner. Mais il doit probablement se tromper. Il arrache des feuilles ici, là et là. Il goûte des pousses et des gousses. Pieds nus, les sandales à la main, il marche voluptueusement dans les blocs de terre fraîchement retournée.

D’après lui, il se dirige vers l’est. C’est-à-dire qu’il avance vers où le soleil s’est levé. Mais maintenant, en plein midi, il devient difficile de déterminer une direction. Même la lointaine rangée de monades ne lui est d’aucun secours. À quelle distance est la mer ? Rien qu’à l’idée d’une plage, ses yeux se mouillent à nouveau. Oh, les vagues lourdes et roulantes. Le goût du sel. À mille kilomètres d’ici ? Mais qu’est-ce que c’est mille kilomètres ? Il procède par analogie. On couche une monade urbaine, puis on en ajoute une autre, puis une autre, et cætera. Cela fait donc 333 monades urbaines allongées, mises bout à bout, pour atteindre la mer, si je suis bien à 1 000 kilomètres de la mer. Le cœur lui manque. Et encore, il n’a pas une idée très réelle des distances. Peut-être que c’est 10 000 kilomètres. Il a du mal à imaginer ce que ce serait de faire 333 fois le trajet de Reykjavik à Louisville, même horizontalement. Mais avec de la patience il y arrivera. Si seulement il pouvait trouver quelque chose à manger. Ces feuilles, ce chaume, ces gousses ne le nourrissent pas. Quelle partie de la plante est comestible ? Faut-il la cuire ou non ? Comment ? Ce voyage sera plus compliqué qu’il ne l’avait prévu, mais revenir là d’où il vient – cela il n’en est pas question. Ce serait comme mourir, ou plutôt comme n’avoir jamais vécu. Il continue.

La fatigue. Il y a six ou sept heures qu’il est parti maintenant. Il se sent un peu étourdi par la faim. Par la fatigue physique aussi. La marche horizontale doit faire travailler des muscles différents. Monter et descendre des escaliers est facile ; prendre des ascenseurs ou des descenseurs est encore plus facile ; et ce ne sont pas les courtes étapes dans les couloirs de la monade qui l’ont entraîné à un tel exercice. Il a mal derrière les cuisses. Ses chevilles sont douloureuses et raides comme si les os frottaient les uns contre les autres. Les épaules se raidissent pour maintenir la tête droite. Et cette surface irrégulière et accidentée, cette terre bousculée et retournée, complique encore les choses. Il se repose un moment. Un peu plus tard, il arrive à un ruisseau, une rigole plutôt, circulant à travers champs. Il boit, se déshabille et se trempe dedans. L’eau froide le rafraîchit. Il reprend son chemin, s’arrêtant trois fois pour goûter et tâter si les épis sont mûrs. Si je suis trop loin de la monade pour revenir, et que je commence à périr de faim ? Lutter au milieu de cette immensité alors que mes forces me quittent ? Essayer de me traîner pendant des kilomètres vers la mer trop lointaine ? Mourir de faim au milieu de cet océan de verdure ? Non. Je m’en sortirai.

La solitude aussi commence à lui peser. Il s’en étonne lui-même. Dans la monade, il lui arrivait fréquemment d’être irrité par la foule. Des ribambelles d’enfants se jetant dans vos jambes, des femmes se bousculant dans les halls. Il savourait particulièrement – quelle impiété – ses heures de travail dans le dièdre, dans cette semi-obscurité, avec ses neuf coéquipiers, chacun absorbé par son propre travail dans la partie qui lui était affectée. Pendant des années, il avait rêvé avec délectation de son évasion, se laissant bercer par son cruel et rétrograde besoin de solitude. Cette solitude, il la tient enfin. Au début, il en a pleuré de joie, mais maintenant, elle ne lui semble plus aussi merveilleuse. Il se surprend à jeter des coups d’œil autour de lui, espérant, désirant une silhouette humaine. Peut-être aurait-ce été plus facile si Micaela était venue avec lui. Adam et Eve. Mais elle ne serait pas venue bien sûr. Elle est son double, plus proche de lui qu’aucune autre personne au monde, mais elle n’est pas exactement lui ; elle aussi est insatisfaite, mais jamais elle n’aurait osé commettre ce qu’il a osé. Il la voit en pensée avançant à côté de lui. Oui, c’est bien elle. De temps en temps, il s’arrête pour la coucher et la prendre au milieu des plantes verdoyantes. Sa solitude continue à l’oppresser.

Il se met à hurler. Il prononce son nom, appelle Micaela. Stacion, ses enfants.

— Je suis un citoyen d’Edimbourg ! crie-t-il. De Monade Urbaine 116 ! 704e étage !

Le son de sa voix flotte autour de lui avant de s’éloigner vers les nuages ouatés. Comme le ciel est devenu beau ; or, bleu et blanc.

Soudain, un vrombissement. Il s’approche – vient-il du nord ? – et augmente d’intensité. Strident, grondant, rauque. Ses cris ont-ils alerté quelque monstre ? Il protège ses yeux pour scruter le ciel. Le voilà : un long tube noir glissant doucement vers lui à une hauteur de, oh, cent mètres maximum. Micael se jette sur le sol et rampe parmi les rangées de choux, ou de navets, ou de n’importe quoi. Sur les flancs de la machine noire pendent une douzaine de petits tuyaux vaporisant une pluie dense et verdâtre. Micael a deviné. C’est certainement une épandeuse, pulvérisant un poison pour tuer les insectes et toutes sortes de vermines. Quel peut être l’effet sur l’homme ? Il se tasse sur lui-même, les genoux serrés sur la poitrine, le visage enfoui dans les mains, yeux et bouche fermés. Le grondement terrifiant est maintenant juste au-dessus de lui. Si l’ignoble poison ne me tue pas, ce sera le bruit. L’intensité décroît. La machine est passée. Le pesticide tombe lentement sur moi, calcule-t-il, se retenant de respirer. Lèvres scellées. Des pétales sauvages venus du ciel. Des fleurs de mort. Ça y est ! Il sent une légère rosée sur ses joues, un voile humide qui le recouvre. Combien de temps me reste-t-il à vivre ? Il compte les secondes qui passent.

Il vit encore. À présent il n’entend plus aucun bruit. Précautionneusement il ouvre les yeux et se lève. Peut-être après tout le produit n’est-il pas dangereux pour l’homme. Il aperçoit un peu plus loin une petite crique – il court à travers champs et plonge dans l’onde scintillante. Il racle et frotte tout son corps. Dans sa panique il comprend soudain que le plan d’eau a été vaporisé lui aussi. De toute façon, il n’est pas encore mort.

À quelle distance peut se trouver la commune la plus proche ?

Dans leur infinie sagesse, les planificateurs de cette exploitation ont laissé subsister une colline. Micael a beaucoup de mal à l’escalader en plein après-midi bien qu’elle soit basse. Là ce sont les monades urbaines, curieusement minuscules. Là les champs de culture. Il aperçoit soudain des machines avançant dans les rangées, tous leurs bras en action, arrachant et décortiquant. Mais nulle part la moindre trace d’habitations. Micael descend la colline et marche vers les robots agricoles. C’est la première compagnie qu’il rencontre depuis le début de son voyage.

— Bonjour. Micael Statler, de Monade Urbaine 116. Comment t’appelles-tu, machine ? Quel genre de travail fais-tu ?

De mornes yeux jaunes l’étudient un instant et se détournent de lui. La machine gratte la terre autour de chaque pied, rangée par rangée, avant de l’arroser d’un épais liquide laiteux. Pas très sympathique, ou bien elle n’a pas été programmée pour parler.

— Cela ne me dérange pas, dit Micael. Le silence est d’or. J’aimerais seulement que tu me dises où je pourrais trouver quelque chose à manger. Ou simplement des êtres humains.

Un nouveau vrombissement se fait entendre. Mince ! Encore une de ces horribles épandeuses ! Il s’aplatit sur le sol, prêt à se rouler en boule. Mais non. Aucune goutte ne le touche, et pourtant l’engin est au-dessus de lui. Il lève la tête. Dans un bruit infernal, la machine volante décrit un cercle étroit autour de lui. Une trappe s’ouvre, deux bandes de fibre dorée se déroulent, viennent toucher le sol. Des sièges coulissent le long de ces bandes, porteurs de deux personnes, une femme et un homme. Ils se posent en souplesse et avancent vers Micael. Leurs visages sont sinistres. Leurs yeux menaçants. Des armes pendent à leurs côtés. Ils sont vêtus d’une sorte de jupe courte d’un rouge brillant qui leur couvre le ventre et les cuisses. Leurs peaux sont tannées ; leurs corps souples et élancés. L’homme porte une barbe noire, épaisse et drue. Grotesque ! Incroyable ! Ces poils sur le visage ! Les seins de la femme sont petits et durs. Les armes sont pointées sur Micael.

— Bonjour ! dit-il, la bouche sèche. Je viens d’une monade urbaine. Je voulais visiter votre pays. Je suis un ami. Ami ! Ami ! (La femme lui répond quelque chose qu’il ne comprend pas.) Excusez-moi, dit-il, levant les mains. Je ne comp…

Le canon de l’arme le frappe entre les côtes. La femme est presque contre lui. Comme son visage est froid ! Les yeux semblent être deux billes de glace. Vont-ils le tuer ? Maintenant c’est l’homme qui parle. Il parle lentement, distinctement, très fort, comme quelqu’un s’adressant à un enfant de trois ans. Pourtant chaque syllabe est étrange, imcompréhensible. Il doit probablement l’accuser d’avoir marché dans les champs cultivés, ayant été dénoncé par une des machines agricoles. Micael essaye de se défendre. Il montre du doigt les monades urbaines à peine visibles d’ici. Il les désigne, puis se désigne lui-même, se frappant la poitrine de la main. À quoi cela servira-t-il ? Ils doivent certainement savoir d’où il vient. En face de lui la femme et l’homme opinent, le visage toujours fermé. Réfrigérants. On l’arrête. Un intrus dangereux pour la sainteté des champs. La femme le prend par le coude. Du moins ne vont-ils pas le tuer ici même. L’engin volant tourne toujours au-dessus d’eux, accomplissant sa courte et assourdissante rotation. On le pousse vers les bandes qui pendent de l’appareil. La femme grimpe sur le siège et monte. Ensuite l’homme ordonne quelque chose à Micael qui doit signifier : « À vous maintenant. » Micael sourit. Sa seule chance est de se montrer coopératif. Il se glisse sur le siège ; l’homme boucle les harnais autour de sa poitrine et il se sent soudain soulevé du sol. En haut, la femme l’attend. Elle le libère et le pousse sur une sorte de hamac, l’arme toujours pointée sur lui. Un instant plus tard l’homme monte à bord ; la trappe se ferme et l’appareil se met en marche. Pendant le vol, il est interrogé. Les phrases sèches et brèves sont faites de mots complètement étrangers à ses oreilles.

— Je ne parle pas votre langue, se contente-t-il de répondre, s’excusant. Comment pourrais-je vous dire ce que vous voulez savoir ?

L’appareil se pose quelques minutes plus tard. Micael est poussé dehors. Une esplanade de terre battue de couleur ocre rouge. Autour, des bâtiments bas en brique au toit plat, de curieux véhicules gris au mufle aplati, plusieurs machines agricoles hérissées de tentacules, et des douzaines d’hommes et de femmes vêtus de la même jupe rouge brillant. Il n’y a pas beaucoup d’enfants ; peut-être sont-ils encore à l’école malgré l’heure tardive. Tout le monde le montre du doigt. Ils parlent tous en même temps. Des mots rauques et inintelligibles. Quelques rires aussi. Micael est un peu effrayé. Pas tant à cause du péril qu’il court que par l’étrangeté de la situation. Il sait qu’il se trouve dans une commune agricole. Cette marche tout au long du jour n’était qu’un prélude ; maintenant il a réellement pénétré dans un autre monde.

 

L’homme et la femme qui l’ont capturé le poussent en avant. Ils traversent le terre-plein et la foule présente avant d’entrer dans un bâtiment proche. Sur son passage les fermiers touchent ses habits, tâtent ses bras nus et son visage. Un long murmure parcourt l’assistance. C’est lui la cause de cet ébahissement. Un véritable Martien débarqué parmi eux. Le bâtiment dans lequel ils pénètrent est faiblement éclairé, grossièrement construit, avec des murs de guingois, bas de plafond ; le sol, constitué de plaques de plastique moucheté, n’est même pas plat. Micael est jeté dans une pièce sombre et nue. Une odeur douceâtre et aigre à la fois flotte dans l’atmosphère : du vomi ? Avant de sortir, la femme lui désigne les commodités en quelques gestes brusques. Ici l’eau ; un bassin fait en une substance blanche synthétique imitant la pierre, jaunissant et se craquelant par endroits. Pas de plate-forme de repos, mais une pile de couvertures froissées, jetées contre le mur. Pas le moindre endroit où se laver. Un seul bloc d’excrétion, tout simplement une sorte d’entonnoir en plastique planté dans le sol, avec un bouton à pousser pour le vider. Pour les urines et les fèces en même temps, bien sûr. Étranges mœurs. Mais il est évident qu’ici la régénération des déchets serait superflue. Aucune source de lumière artificielle. Rien qu’une fenêtre par laquelle entrent les pâles derniers rayons du soleil couchant. Elle donne sur la place où les fermiers sont toujours assemblés. Ils discutent à son propos ; il les voit de sa cellule, le désignant du doigt, hochant la tête, se poussant du coude. L’ouverture est équipée de barreaux de métal entrecroisés, suffisamment rapprochés pour interdire à un homme de se glisser au travers. C’est bien une cellule. Il va à la porte. Verrouillée. Accueillants, ces paysans ! Il n’est pas près d’atteindre la côte si cela continue.

Il revient à la fenêtre.

— Ecoutez, crie-t-il aux personnes présentes, je ne vous veux aucun mal ! Vous n’avez pas besoin de m’enfermer !

Ils rient. Deux jeunes hommes s’approchent et le considèrent gravement. Un des deux porte la main à sa bouche et enduit laborieusement sa paume de salive. Puis il la présente à son compagnon qui presse sa main contre la sienne, et ils éclatent tous deux d’un rire sauvage. Micael les regarde, complètement désorienté. On lui a raconté des tas de choses à propos des coutumes barbares dans les communes. Primitives, incompréhensibles. Les deux hommes lui disent quelque chose qu’il devine méprisant et s’éloignent. Une fille vient prendre aussitôt leur place à la fenêtre. Quinze, seize ans. Entre ses seins lourds et bronzés pend une amulette de forme phallique. La fille la caresse devant Micael d’une façon qui ressemble à une invite sexuelle.

— Je voudrais bien, répond-il, si tu pouvais seulement me faire sortir de là.

Il passe son bras entre les barreaux pour la toucher. Elle recule d’un bond, le regard féroce, et lance sa main gauche en avant – le pouce replié en-dessous et les quatre autres doigts pointés vers lui – certainement une obscénité. Elle s’en va. Des gens plus âgés viennent la remplacer. Une femme se tape le menton sur un rythme lent, obstiné et apparemment irrégulier ; un vieillard applique consciencieusement la paume de sa main gauche trois fois sur son coude droit ; un autre se baisse, pose ses mains sur le sol et se redresse, élevant les bras au-dessus de sa tête, mimant peut-être la croissance d’une grande plante, ou l’édification d’une monade urbaine. Quoi qu’il en soit, il éclate d’un rire aigu et s’éloigne en titubant. À présent, il fait presque nuit. Dans la semi-obscurité et la poussière, Micael distingue une armada d’engins épandeurs qui atterrissent sur le terre-plein, tels des oiseaux revenant au nid au crépuscule, et des douzaines de machines agricoles multipodes rentrant des champs. Les spectateurs disparaissent ; Micael les voit entrer dans les autres bâtiments ceinturant la place. Cet endroit si étrange le fascine à tel point qu’il en oublie l’incertitude et la précarité de son sort. Vivre si près de la terre, marcher toute une journée sous le soleil, ignorer à ce point toutes les richesses et les avantages d’une monade urb…

Une fille armée vient de lui apporter son dîner. Elle ouvre la porte d’un coup sec, dépose un plateau et repart sans ouvrir la bouche. Des légumes cuits, un potage léger, des fruits rouges inconnus et une capsule de vin frais ; les fruits sont quelque peu tapés et un peu trop mûrs à son goût, mais le reste du repas est excellent. Il mange avidement. Il revient à la fenêtre après avoir nettoyé le plateau. Le centre de la place est vide. Sur le pourtour, huit ou dix hommes, de toute évidence une équipe de maintenance, sont au travail sur des machines agricoles éclairées par trois globes lumineux. La cellule maintenant baigne entièrement dans l’obscurité. Comme il n’y a rien d’autre à faire, Micael enlève ses vêtements et étale les couvertures. Sa longue marche l’a épuisé, mais il ne trouve pas le sommeil tout de suite ; son esprit travaille furieusement, envisageant toutes sortes de possibilités. On l’interrogera sans doute demain. Il doit bien exister quelqu’un par ici qui parle la langue des monades. Avec un peu de chance il arrivera bien à faire la preuve de sa bonne foi. Un sourire ouvert, un genre sympathique, l’air innocent. Peut-être même lui donneront-ils une escorte qui l’accompagnera jusqu’aux limites de leur territoire vers l’est, vers la mer. Mais sera-t-il arrêté dans chaque commune ? Perspective guère réjouissante. Existe-t-il une route qui évite la zone agricole ? – à travers les ruines des anciennes cités, peut-être. Mais c’est là que vivent les hommes sauvages. Les fermiers, eux, au moins, sont civilisés dans leur genre. Micael se voit en train de cuire au milieu des ruines envahies par des hordes de cannibales dans l’ancienne Pittsburgh, par exemple. Ou dévoré tout cru. Pourquoi les fermiers sont-ils tellement soupçonneux ? Que risquent-ils de la part d’un pauvre errant solitaire comme moi ? Non, tout cela n’est que la manifestation de la xénophobie naturelle sécrétée par une culture isolée. Comme nous interdisons à un fermier de se promener librement dans une de nos monades urbaines. Mais, bien sûr, nous vivons, nous, dans des systèmes clos. Tout le monde y est répertorié, vacciné, assigné à sa propre place. Ici, les choses sont tout de même plus souples, non ? Ils ne devraient pas craindre les étrangers. C’est ce dont je dois les convaincre.

Il sombre dans un sommeil agité.

Une musique discordante, brutale et inquiétante le réveille bientôt. Il n’y a pas plus d’une heure ou deux qu’il s’est endormi. Il s’assied. Des ombres rouges dansent sur les murs de sa cellule. Des projections lumineuses ? Le feu dehors ? Il se précipite à la fenêtre. Oui. Un immense tas de branchages, de souches, de débris et de végétaux séchés est en train de brûler au centre de la place. Micael n’a encore jamais vu un feu réel – quelquefois sur l’écran – et la vue de ce brasier le terrifie tout en le ravissant. Ces langues incandescentes qui se dressent, se contorsionnent avant de disparaître – où vont-elles ? D’où il est, il sent la chaleur sur son visage. Ce flux incessant de flammes aux formes sans cesse renouvelées – quelle merveilleuse beauté ! Quel danger menaçant aussi ! Ne craignent-ils pas de laisser un feu pareil au centre de la commune ? Il y a, bien sûr, une large bande de terre nue tout autour que le feu ne peut traverser. La terre ne brûle pas, mais…

Il détourne difficilement son regard de la frénésie hypnotique du bûcher. Un peu sur la gauche, une douzaine de musiciens sont assis, serrés les uns contre les autres. Leurs instruments sont étonnants, carrément médiévaux : là, on souffle, là on frappe, là il faut gratter, là il faut pincer. Les sons d’ailleurs sont irréguliers et imprécis, vibrant presque à la bonne hauteur, mais à côté d’une bribe de ton. L’à-peu-près humain. Micael, qui pourtant n’a pas une ouïe très subtile, s’agace de ces minimes mais perceptibles variations. Les fermiers eux, ne semblent pas les remarquer. Leur oreille, au contraire de la sienne, n’est pas faite à la perfection mécanique de la musique scientifique moderne. Ils sont des centaines – peut-être toute la population du village – assis en rangs irréguliers autour de la place, dodelinant de la tête, attentifs aux mélodies plaintives et perçantes, et marquant le rythme en martelant le sol de leurs pieds et en frappant leur coude de la main. Les lueurs flamboyantes en font une assemblée de démons ; leurs corps à moitié nus luisent et rougeoient fantastiquement. Il y a quelques enfants, mais peu. Deux ici, trois là ; beaucoup de couples sont accompagnés d’un seul enfant, et certains n’en ont même pas. Micael est comme assommé par ce qu’il vient de découvrir : ici, on limite les naissances. Il frissonne d’horreur. L’instant d’après il s’amuse de la violence de sa réaction involontaire. Quels que soient les gènes que je porte, je suis conditionné pour être un homme urbmonadial.

La musique devient de plus en plus sauvage. Le brasier gronde. La danse commence. Micael une fois de plus est surpris ; il s’attendait à des mouvements désordonnés et effrénés, des bras et des jambes se balançant hystériquement dans tous les sens. Or, au contraire, c’est une suite contrôlée et formelle de mouvements, se succédant dans une discipline parfaite. Les hommes sont sur un rang, les femmes sur un autre – en avant – en arrière – changer de partenaire – les coudes hauts – la tête en arrière – les genoux fléchis – maintenant hop – tournez – reformez les rangs – tenez-vous les mains. Le rythme, quoique toujours distinct et cohérent, s’accélère. Une sorte de rituel gestuel. Les yeux sont immenses, les lèvres closes. Ce n’est pas un divertissement, réalise-t-il soudain, c’est une cérémonie religieuse. Les rites de la commune. Que va-t-il se passer maintenant ? Est-ce lui l’agneau pour le sacrifice ? La Providence leur a envoyé un homme des monades, quelle aubaine ! La panique le gagne. Il cherche partout quelque chose qui rappelle un chaudron, une broche, un pieu, n’importe quoi qui puisse servir à le faire cuire. On raconte tant d’histoires sur les coutumes des fermiers ; lui les avait toujours rejetées, les considérant comme des sornettes d’ignorants. Mais peut-être avait-il tort ?

Quand ils viendront me prendre, décide-t-il, je fonce sur eux et j’attaque le premier. Mieux vaut être tué d’un seul coup que périr sur l’autel du village.

Il y a déjà une demi-heure que la fête a commencé, et personne n’a encore jeté un coup d’œil vers sa cellule. Pas le moindre arrêt n’est venu interrompre la danse. Luisants de sueur, les fermiers semblent des figures de cauchemar, inquiétants et grotesques. Des seins qui tressautent ; des narines pincées ; des yeux écarquillés. Des branches sont jetées dans le feu. Les musiciens s’excitent et se stimulent mutuellement. Et là, que se passe-t-il ? Des silhouettes masquées entrent sur la place et s’avancent solennellement. Trois hommes et trois femmes. Leurs visages sont cachés derrière des échafaudages sphériques et compliqués. Cauchemardesque ! Bestial ! Laid ! Les femmes portent des paniers ovales dans lesquels sont exposés les produits de la commune : graines, épis séchés, farines. Les hommes se tiennent autour d’un septième personnage, une femme – deux d’entre eux lui tiennent les bras et l’autre la pousse dans le dos. Elle est enceinte… de six ou peut-être même sept mois. Elle ne porte pas de masque. Son visage est tendu et figé, les lèvres serrées, les yeux immenses et effrayés. Ils la jettent à terre à côté du brasier et s’immobilisent. La femme se met à genoux. La tête baissée ; ses longs cheveux touchent presque le sol – ses seins gonflés se balancent au rythme précipité de sa respiration. Un des hommes masqués – il est impossible de ne pas penser à eux comme à des prêtres – entonne une invocation psalmodiée. Une des femmes place un épi de maïs dans chacune des mains de la femme enceinte. Une autre saupoudre son dos de farine qui reste agglutinée à la transpiration. La troisième lui verse des graines dans les cheveux. Les deux autres hommes se joignent au chant. Les mains soudées aux barreaux de sa cellule, Micael se sent soudain projeté à des milliers d’années en arrière, à quelque festival néolithique. Il ne peut croire qu’à une seule journée de marche d’ici s’élèvent les mille étages de Monade Urbaine 116.

À présent la libation est terminée. Deux des officiants soulèvent sans ménagement la femme enceinte. Une fois debout, une des prêtresses déchire la bande d’étoffe qui recouvre son ventre. Un hurlement jaillit de la foule. On la tourne et la retourne pour bien exposer sa nudité à tous. Le ventre lourd et protubérant, la peau tendue brille sous l’éclat du feu. Les hanches larges, les cuisses solides, les fesses épaisses. Ce n’est pas fini ; Micael en a le sinistre pressentiment. Luttant contre la terreur, il presse son front contre les barreaux. Est-ce elle et non lui la victime pour le sacrifice ? L’éclair d’une lame, le fœtus arraché des entrailles comme une offrande horrible aux dieux des moissons ? Oh, non, je vous en supplie. Peut-être a-t-il été choisi pour faire office d’exécuteur ? Son esprit enfiévré construit d’atroces images : il se voit tiré hors de sa cellule, jeté sur la place – un poignard dans la main – la femme est étendue, écartelée, à côté du feu – son ventre pointe en l’air – les prêtres chantent – les prêtresses sautent sur place… on lui mime (pantomime hideuse) ce qu’il doit faire… on lui désigne la courbe saillante du ventre… des doigts tracent et indiquent l’endroit recommandé de l’incision – et la musique croît sans cesse jusqu’à une stridence folle, et les flammes montent, montent… Non ! Non !

Il se détourne, se cachant les yeux de la main. Il a la nausée. Il frissonne. Quand il peut enfin affronter à nouveau le spectacle, il voit que les spectateurs se dressent et s’approchent en dansant de la femme à genoux. Celle-ci se lève lentement. L’air égaré, elle tient les épis. Elle titube sur place, les cuisses serrées, les épaules ramenées en avant sur la poitrine, d’une façon indiquant qu’elle a honte de sa nudité. Les villageois gambadent et gesticulent autour d’elle, hurlant des injures de leurs voix rauques. Ils lui font aussi le geste insultant avec les quatre doigts que la fille avait fait à Micael. Ils la montrent, se moquent d’elle, l’accusent. Peut-être est-ce une sorcière condamnée ? Une épouse adultère ? La femme semble se recroqueviller sur elle-même. Et soudain la foule se referme sur elle. Micael les voit la frapper, la bousculer. Certains lui crachent dessus. Par dieu, non !

— Laissez-la ! hurle-t-il. Espèces de sales minables, laissez-la !

Mais ses cris sont noyés sous la musique. Une douzaine d’hommes ont formé un cercle autour d’elle et s’amusent à la pousser entre eux. La malheureuse rebondit, bascule, recule, avance, tenant à peine sur ses jambes. De grosses mains se posent sur ses seins, les écrasent, avant de la projeter à nouveau en avant. Elle hoquette. La terreur la défigure. Elle cherche à s’échapper, mais le cercle est infranchissable. Quand elle tombe finalement, ils la redressent brutalement et la font passer en tourbillonnant de mains en mains. Puis le cercle s’ouvre. D’autres s’approchent d’elle. De nouveaux sévices. Les coups sont portés mains ouvertes et très fort, mais aucun ne semble frapper au ventre. Du sang coule le long de son menton jusque sur ses seins, et dans une chute elle s’est écorché un genou et a une fesse à vif. Elle boite aussi ; elle a dû se tordre la cheville. Sa nudité la rend encore plus vulnérable. Elle n’essaye même pas de se défendre ou de protéger son ventre gonflé. Les mains crispées sur les épis de maïs, elle accepte son supplice, se laissant bousculer, laissant les mains anonymes et agressives la pousser, la pincer, la frapper. Et sans cesse, le cercle se referme autour d’elle. Combien de temps pourra-t-elle encore supporter cela ? La mort est-elle le but de cette cérémonie ? Un avortement provoqué par les coups devant tout le village ? Micael ne peut rien imaginer de plus horrible. Il ressent les coups comme si c’était lui qu’on frappait. S’il en avait le pouvoir, il tuerait bien chaque membre de cette foule. Mais n’éprouvent-ils aucun respect pour la vie ? Cette femme devrait être vénérée, au lieu de quoi ils la torturent.

Elle disparaît à ses yeux sous une horde d’assaillants hurlants.

Quand, une minute ou deux plus tard, ils s’écartent, elle se traîne à genoux, à moitié inconsciente, prête à s’évanouir. Ses lèvres s’ouvrent spasmodiquement en d’hystériques sanglots. Elle tremble de la tête aux pieds. Son visage est convulsionné. Des ongles ont marqué le globe de son sein droit d’une série de sillons sanglants parallèles. Tout son corps est couvert de poussière.

Et puis soudain la musique se fait étrangement douce, comme en prélude à quelque paroxysme. Maintenant c’est moi qu’ils viennent chercher, Micael. Maintenant je vais devoir la tuer, ou la défoncer, ou la frapper au ventre, ou dieu sait quoi. Mais personne ne jette le moindre regard vers le bâtiment où il est emprisonné. Les trois prêtres chantent à l’unisson ; la musique devient de plus en plus intense ; les villageois reculent, se regroupent sur le bord extrême de la place. La femme se relève difficilement. Elle a l’air secouée, hagarde. Elle regarde son corps ensanglanté et douloureux. Son visage est sans expression ; elle a dépassé la souffrance, la honte, la terreur. Elle se dirige lentement vers le feu. Elle titube et tombe. Elle se relève. À présent elle est à côté du bûcher, touchant presque les langues de feu. D’où il se trouve, Micael peut la détailler – la croupe lourde et rebondie, marquée de deux fossettes, le dos griffé, le pelvis large, les os s’écartant et s’ouvrant pour laisser la place à l’enfant. La musique devient assourdissante. Les trois officiants se sont tus ; ils restent immobiles, figés. Maintenant, sans aucun doute, le grand moment va arriver. Va-t-elle se jeter dans les flammes ?

Non. Elle lève les bras et jette dans le feu les deux épis de maïs qu’elle n’a pas lâchés. Il y a comme deux petites explosions de lumière, et plus rien. Une immense clameur monte alors, accompagnée d’un terrible accord, écrasé et dissonant. La femme nue s’éloigne en titubant ; elle chancelle, épuisée. Elle tombe ; sa hanche gauche heurte le sol avec un bruit sourd. Elle reste par terre, sanglotant. Les officiants mâles et femelles s’enfoncent dans l’obscurité de leur démarche raide et pompeuse. Puis les villageois s’en vont eux aussi. Il ne reste bientôt que la femme effondrée sur la place. Un homme vient vers elle, grand, barbu – Micael se souvient l’avoir vu au milieu de la foule pendant le supplice. Il la soulève, la serre tendrement contre lui. Il embrasse son sein écorché. Sa main caresse doucement le ventre gonflé, comme pour s’assurer que l’enfant n’a pas été blessé. Elle s’agrippe à lui. Il lui parle. Sa voix est douce ; les mots étranges arrivent jusqu’à Micael. Il entend la femme répondre, d’une voix chevrotante encore sous le choc. L’homme l’emporte dans ses bras, jusque dans un des bâtiments de l’autre côté de la place. Maintenant tout est calme. Le feu continue de brûler. Les crépitements et les éboulements trouent rageusement le silence. Micael reste longtemps à la fenêtre. Personne. Personne. Alors il se retourne et se laisse tomber lourdement sur les couvertures. Il est dérouté, assommé. Le silence et l’obscurité ont envahi le village. Dans son esprit défilent des images de l’étrange cérémonie. Il frissonne ; il tremble ; les larmes montent à ses yeux. Il s’endort enfin.

 

 

C’est le bruit qui le réveille. Le petit déjeuner. Il considère le plateau pendant quelques minutes avant de se décider à se lever. Il a mal partout, chaque muscle est douloureux et raide, souvenir de sa marche de la veille. Courbé en deux, il s’avance péniblement jusqu’à la fenêtre. À la place du bûcher il ne reste plus qu’un tas de cendres. Des villageois vaquent à leurs occupations matinales. Les machines agricoles sont déjà en route vers les cultures. Il se passe de l’eau sur le visage, urine et défèque. Automatiquement ses yeux cherchent la douche moléculaire. Il n’y en a pas. Il s’inquiète : comment supporter cette couche de saleté qui s’est accumulée sur sa peau ? Il ne s’était encore jamais rendu compte à quel point il était devenu presque vital pour lui de se plonger sous les vagues de molécules au commencement de chaque journée. Il s’approche du plateau : du jus, du pain, des fruits, du vin. Ça ira. Avant qu’il n’ait fini de manger, la porte de sa cellule s’ouvre et une femme entre. Elle est habillée de la courte jupe traditionnelle. Il sait instinctivement au premier coup d’œil que c’est quelqu’un d’important ; son regard possède la clarté glacée de l’autorité. Elle a l’air intelligente, sensible. Elle doit avoir une trentaine d’années et, comme la plupart des femmes qu’il a vues ici, son corps est mince et élancé. Les muscles sont déliés, les membres longs, la poitrine petite. Elle lui rappelle quelque peu sa sœur, bien que ses cheveux soient auburn et courts alors que ceux de Micaela sont longs et noirs. Elle porte une arme sur la cuisse gauche.

— Couvrez-vous, dit-elle vivement. La vision de votre nudité ne m’est pas agréable. Couvrez-vous et nous pourrons parler.

Elle parle la langue monadiale, sa langue ! Avec un accent étranger et assez fort ; les fins de mots sont oubliées comme s’ils avaient été sectionnés par ses dents brillantes et pointues au moment où ils franchissaient ses lèvres. Les voyelles sont estompées et déformées. Mais c’est bien sa langue ! On ne peut s’y tromper. Quel soulagement ! Pouvoir enfin s’exprimer !

Il s’habille en toute hâte. Elle ne le quitte pas des yeux, le visage de marbre. Elle doit être dure.

— Dans nos monades urbaines, explique-t-il, nous ne nous préoccupons pas beaucoup de nous couvrir. Nous avons depuis longtemps oublié ces notions d’intimité et de pudeur. Je n’avais pas réal…

— Vous n’êtes pas dans une monade urbaine ici !

— C’est vrai. Excusez-moi si je vous ai offensée ; c’est mon ignorance de vos coutumes qui en est seule responsable.

Il est à présent complètement habillé. Elle semble s’être quelque peu apaisée. Peut-être à cause de ses excuses, ou simplement parce qu’il est vêtu. Elle avance de quelques pas dans la pièce.

— Il y a longtemps que nous n’avions pas eu la visite d’un espion parmi nous, dit-elle.

— Je ne suis pas un espion.

Un sourire glacé, sceptique.

— Non ? Alors pourquoi êtes-vous ici ?

— Je n’avais pas l’intention d’enfreindre vos lois. Je passais simplement à travers vos terres. Je vais vers l’est. Vers la mer.

— Vraiment ? (Comme s’il avait dit Pluton.) Vous voyagez seul, bien sûr ?

— Bien sûr.

— Et quand ce merveilleux voyage a-t-il commencé ?

— Hier matin, de bonne heure. Je suis de Monade Urbaine 116. Je suis analo-électronicien, si cela vous dit quelque chose. Un jour il m’est apparu impossible de continuer à vivre à l’intérieur d’un bâtiment. Je me suis arrangé pour obtenir un laissez-passer, et je suis parti avant le lever du soleil. J’ai marché… marché et je suis arrivé sur vos terres ; vos machines m’ont repéré, et j’ai été arrêté. Comme je ne parle pas votre langue il m’a été impossible de m’expliquer.

— Qu’espérez-vous en venant nous espionner ?

Il laisse tomber les épaules.

— Mais je vous le répète, dit-il, d’un ton las, je ne suis pas un espion.

— Les habitants des monades urbaines ne sortent pas ainsi. J’ai eu affaire pendant des années à des gens comme vous ; je connais votre façon de penser. (Leurs regards se croisent. Le sien est froid et glacé.) Vous seriez paralysé de terreur à peine cinq minutes après être sorti. Il est évident que vous avez été entraîné pour cette mission, sinon vous seriez devenu fou après une journée entière de solitude dans la campagne. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ils vous ont envoyé. Vous avez votre monde et nous le nôtre ; nous n’empiétons pas sur vous. Nous ne sommes pas en guerre à ce que je sache. Je ne vois pas la raison de cet espionnage.

— Je suis bien d’accord avec vous, renchérit Micael. C’est pourquoi je ne suis pas un espion.

En dépit de l’attitude agressive de son interlocutrice, Micael se sent attiré vers elle. Elle semble compétente, confiante en elle sans manifester de fatuité. Elle serait certainement très belle si elle souriait.

— Ecoutez, dit-il, je ne sais pas comment vous convaincre de ma bonne foi. Je désirais simplement voir le monde de l’extérieur. J’ai passé toute ma vie entre les mêmes murs. Je n’avais jamais respiré un air naturel ni ressenti la chaleur du soleil sur ma peau. Des milliers et des milliers de gens vivant au-dessus et au-dessous de moi. Un jour j’ai découvert que je n’étais pas quelqu’un de parfaitement adapté à cette vie urbmonadiale. Alors je suis parti. Mais je ne suis pas un espion. Je veux simplement voyager. Voir la mer surtout. Vous avez déjà vu la mer ?… Non ? J’en rêve depuis longtemps – marcher sur une plage immense, entendre le bruit des vagues, sentir les grains de sable mouillé rouler sous mes pieds…

Peut-être est-ce la ferveur de sa voix qui commence à la convaincre, mais elle hausse subitement les épaules et demande :

— Quel est votre nom ? (Elle semble soudain plus détendue.)

— Micael Statler.

— Âge ?

— Vingt-trois ans.

— Nous pourrions vous embarquer avec le prochain chargement de champignons. Vous seriez de retour chez vous dans à peine une demi-heure.

— Non, répond-il doucement. Non, ne faites pas cela. Laissez-moi continuer ma route vers l’est. Je ne suis pas encore prêt à revenir chez moi.

— Vous voulez dire que vous n’avez pas encore recueilli assez de renseignements ?

— Mais non, croyez-moi. Je ne suis pas un… (Il se tait, comprenant qu’elle se moque de lui.)

— Très bien. Peut-être après tout n’êtes-vous pas un espion. Peut-être tout bonnement un fou. (Elle sourit pour la première fois. Elle recule, et s’appuie contre le mur, lui faisant face.) Que pensez-vous de notre village, Statler ?